Par Alexandre Siewe,
Président de IA for Africa Initiatives
Publié dans le quotidien le JOUR au Cameroun le 31 Mai 2024
Le surgissement de l'Intelligence Artificielle dans nos vies soulève des questions fondamentales. Imaginez au cours d’une élection, des acteurs malveillants qui utilisent des technologies de synthèse vocale et de clonage de visages pour produire des discours vidéo ou des déclarations qui semblent provenir de candidats réels, de figures de confiance. Ces messages falsifiés pourraient être utilisés pour diffuser des déclarations controversées ou des consignes inexistantes, dans le but de manipuler les électeurs et leurs fragilités ou de discréditer un candidat. Des systèmes automatisés pourraient être piratés ou mal configurés pour altérer les résultats des votes. Ceci pourrait être particulièrement dévastateur. La palette des possibles est large.
Tout comme nos sociétés doivent s'adapter aux défis et opportunités présentés par l'IA, nos modèles d'entreprise vont également évoluer. La fabrication, autrefois clé de voûte de l'industrie, va céder la place à l'innovation et à la conception, qui sont maintenant les véritables sources de différenciation et de valeur à long terme. Cette évolution souligne une leçon cruciale pour l'ère de l'économie de la connaissance : les entreprises doivent rapidement s'adapter ou risquer l'obsolescence. L'IA est un catalyseur de cette transformation, posant la question cruciale aux entrepreneurs et aux citoyens africains : comment pouvons-nous saisir l'opportunité offerte par l'IA pour nous engager pleinement dans cette nouvelle économie de la connaissance et en faire un élément de compétitivité?
Dans ce contexte, l’Association IA for Africa Initiatives, qui promeut une IA inclusive, interpelle les décideurs et les politiques africains. Cette tribune est une invitation à envisager comme impératif stratégique les implications profondes de l’IA sur la société et à débattre de son avenir sur le continent. Nous avons l’opportunité, aujourd’hui, de diriger le cours de cette technologie vers un avenir où elle renforce, plutôt qu’elle ne mine la justice sociale.
L’enjeu est de taille : adopter l’IA de manière à favoriser le développement tout en protégeant les citoyens contre ses abus potentiels. Il est crucial d’encourager la mise en place de politiques qui garantissent que son déploiement bénéficie équitablement à tous les Africains.
1. Risques de l'IA non régulée : la place de l'humain dans un monde d'IA
Il est indéniable que l'intelligence artificielle présente un potentiel immense pour améliorer notre vie quotidienne notamment notre rapport au travail et la place de l’humain. Une collaboration étroite entre les acteurs de divers domaines tels que la technologie, l’éthique, la gouvernance et les sciences sociales est essentielle pour définir des cadres d’utilisation responsables de l’IA. L’adoption précipitée de l’IA en Afrique, sans les cadres réglementaires appropriés, pourrait entraîner des conséquences désastreuses. Pour que l’IA soit un moteur de croissance, de développement et de démocratisation, il est crucial de gérer ces risques avec soin. Les inégalités existantes doivent être évitées ou réduites grâce à une utilisation responsable.
Sécurité et vie privée :
o L’utilisation de l’IA pour traiter des données personnelles doit être encadrée par des mesures de protection adéquates. Sinon, cela pourrait entraîner des violations de la vie privée, comme l’usage non consenti de données biométriques ou la surveillance massive sans régulation claire.
o Les gouvernements et les entreprises doivent mettre en place des politiques et des réglementations pour garantir que les données des individus sont traitées de manière éthique et sécurisée.
Inégalités socio-économiques :
o L’IA peut renforcer les inégalités existantes si elle est utilisée de manière biaisée. Par exemple, des algorithmes de sélection d’emploi pourraient exclure systématiquement des candidats de certaines régions ou milieux socio-économiques, basés sur des données historiques biaisées.
o Il est essentiel de surveiller et de corriger les biais dans les systèmes d’IA afin de garantir un accès équitable aux opportunités pour tous.
Dépendance technologique :
o Pour éviter une dépendance excessive vis-à-vis des technologies étrangères, l’Afrique doit développer sa propre industrie de l’IA. Cela implique d’investir dans l’éducation, la formation et la recherche en sciences de l’information, en génie logiciel et en data science.
En somme, l’IA offre des possibilités importantes au continent africain, mais il est essentiel de relever ces défis pour qu’elle devienne un moteur de développement et de démocratisation.
2. Leçons internationales et leurs implications pour l'Afrique
L'expérience internationale avec l'intelligence artificielle offre des enseignements précieux qui peuvent guider les politiques africaines dans leur quête d'une IA éthique et inclusive. En observant les réussites et les échecs d'autres régions, l'Afrique peut esquiver des erreurs coûteuses et adopter des pratiques prometteuses adaptées à ses réalités spécifiques.
Adoption éthique de l'IA. Des pays comme le Canada et la Finlande ont mis en place des cadres éthiques robustes pour l'utilisation de l'IA qui pourraient servir de modèle. Ces cadres mettent l'accent sur la transparence, la responsabilité et la protection des données personnelles. En adaptant ces principes aux contextes africains, les pays du continent peuvent développer des applications d'IA qui respectent les droits et les libertés individuelles tout en favorisant l'innovation.
Réduction des biais algorithmiques. Le problème des biais dans les algorithmes d'IA est bien documenté, notamment aux États-Unis où plusieurs cas de discrimination algorithmique ont été exposés. Pour contrer cela, des initiatives comme celle de l'Union européenne sur l'auditabilité des algorithmes proposent des méthodes pour rendre les processus décisionnels de l'IA plus justes et équitables. L'Afrique pourrait s'inspirer de ces initiatives pour développer des outils qui contrôlent et corrigent les biais dans les applications d'IA locales.
Promotion de l'inclusion numérique. L'Inde, avec son programme Aadhaar (« fondation », en hindi). a démontré comment la technologie peut être utilisée pour améliorer l'accès aux services gouvernementaux à travers une identification numérique. Toutefois, le programme a aussi soulevé des inquiétudes en matière de sécurité et de vie privée. En tirant des leçons de ces expériences, les pays africains peuvent mettre en œuvre des systèmes similaires tout en renforçant les mesures de protection des données.
3. Avantages de l'IA pour l'Afrique : Santé, Éducation, et Agriculture
Si l'IA présente des dangers et des risques, elle apporte aussi de nombreux avantages et permettra à beaucoup de personnes et populations de profiter de nouvelles opportunités.
Diagnostics améliorés. En s'inspirant du succès des applications d'IA en Inde pour le diagnostic des maladies oculaires, des initiatives similaires sont déployées en Afrique. Par exemple, l'utilisation de systèmes d'IA pour la détection précoce de maladies infectieuses et chroniques peut révolutionner la santé publique.
En Afrique de l’Ouest où près d’un enfant sur dix n’atteint pas l’âge de cinq ans, souvent en raison d’un mauvais diagnostic, l’ONG Terre des hommes (Tdh) a mis au point un outil d’aide au diagnostic basé sur le protocole clinique de l’OMS et l’UNICEF. Sous forme d’application installée sur les tablettes utilisées dans des centres de santé au Mali, au Niger et au Burkina Faso, l’outil a permis d’augmenter le nombre et la qualité des consultations cliniques. Imaginez qu’on ajoute à cette application des outils de modélisation ; grâce à l’intelligence artificielle, les analyses des données générées permettront d’anticiper l’évolution d’épidémies avec une grande précision.
Ces systèmes amélioreraient l'accès aux diagnostics dans les zones rurales et éloignées, contribuant à l'ODD 3 qui vise à assurer une vie saine et promouvoir le bien-être pour tous.
Agriculture intelligente. L'agriculture est un pilier de l'économie africaine, et l'IA a le potentiel de transformer ce secteur en augmentant les rendements et en réduisant les pertes. Des systèmes basés sur l'IA peuvent permettre aux agriculteurs de maximiser leur efficacité et de s'adapter aux changements climatiques. En Tanzanie, une coalition composée de producteurs de café, de phytologues italiens et de chercheurs de l'Accademia del Caffè Espresso ont déployé des capteurs IA pour « écouter les plantes ». 65 capteurs à énergie solaire ont été installés à la ferme Tunasikia à Utengule. Ils capturent une multitude de données sur le sol, le soleil, le climat, la capture du carbone, les insectes et les champs d'énergie électrique des plantes, qui peuvent révéler leur bien-être et leurs besoins.
Les chercheurs pensent que la solution pourrait être étendue à d’autres cultures et aux pays en développement après avoir fait ses preuves dans les plantations tanzaniennes.
Ces pratiques s'alignent avec l'ODD 2, visant à éliminer la faim et à promouvoir une agriculture durable.
Éducation et personnalisation. Suivant l'exemple de plateformes éducatives en ligne utilisées en Inde, qui personnalisent l'apprentissage pour des millions d'élèves, des initiatives similaires en Afrique exploitent l'IA pour offrir des expériences d'apprentissage sur mesure. Ces technologies facilitent l'accès à une éducation de qualité dans des zones isolées, contribuant ainsi à l'ODD 4 qui est de garantir une éducation inclusive et équitable et promouvoir des opportunités d'apprentissage tout au long de la vie pour tous.
Renforcement de la régulation. La mise en œuvre de lois strictes est nécessaire pour réguler l'utilisation de l'IA. Ces lois devraient couvrir la collecte et le traitement des données, l'audit des algorithmes pour prévenir les biais, et la mise en place de mécanismes de redressement en cas de préjudice causé par des systèmes d'IA. Le développement de ces régulations doit être inclusif, impliquant diverses parties prenantes telles que des experts en IA, des représentants de la société civile, et des autorités réglementaires.
L’IA peut aussi aider à améliorer le service de la justice, à réduire la fracture numérique, à créer une société inclusive et protéger la diversité culturelle servant ainsi à l’atteinte des Objectifs de développement durable (ODD) de l‘ONU.
4. Collaboration internationale
Promotion de l'IA inclusive. Pour garantir que les bénéfices de l'IA soient partagés équitablement parmi toutes les couches de la population, des politiques doivent être mises en place pour encourager l'inclusion. Cela inclut des programmes de formation et d'éducation en IA qui sont accessibles à une large partie de la population, et des initiatives pour soutenir l'utilisation de l'IA dans des secteurs clés tels que la santé, l'éducation et l'agriculture. A IA for Africa Initiatives, nous travaillons sur un programme de formation en ligne de 100.000 jeunes aux fondamentaux du Prompt Engineering et des Data collection. Le Ghana annonce la formation de 5 millions de jeunes à travers l’Afrique, dont 300 000 au Ghana, en prompt engineering, deep learning et machine learning. C’est la voie à suivre.
L'Afrique devrait chercher à collaborer avec des entités internationales pour développer des standards et des meilleures pratiques en matière d'IA. Cette collaboration peut aider à aligner les initiatives africaines avec les tendances mondiales, tout en s'assurant que les spécificités africaines sont prises en compte dans le dialogue global sur l'IA.
L’enjeu est aussi économique : l’adoption de l’IA pourrait stimuler l’économie africaine de 1 500 milliards de dollars d’ici à 2030 si les entreprises du continent accaparent seulement 10 % du marché mondial de l’IA.
Aujourd'hui, les scientifiques considèrent que l'intelligence artificielle (IA) est encore à un stade initial, ce qui signifie qu'elle peut seulement faire des tâches très spécifiques. Cependant, beaucoup pensent que d'ici la fin du siècle, nous aurons créé une IA plus avancée, capable de penser et de ressentir presque comme les humains. Ils appellent cela la "singularité technologique". C'est juste une question de temps avant que cela n'arrive. L'IA va continuer à progresser, et l'Afrique ne doit pas rater cette chance. Il n'y aura pas d'excuses si nous le faisons. Ne laissons pas la peur de l'inconnu nous rendre aveugles aux opportunités majeures ouvertes par l'Intelligence Artificielle ! Agissons dès maintenant de façon volontaire.
Alexandre Siewe,
Président, IA for Africa Initiatives*
*Association à but non-lucratif qui promeut une IA éthique et inclusive et prépare le AI FOR AFRICA SUMMIT
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